mercredi 20 novembre 2013

y a-t-il de l’irrationnel ?

par Daniele - terminale L
Y a-t-il de l’irrationnel ?
L’irrationnel n’est pas seulement ce qui n’est pas conforme à la raison, c’est aussi ce qui vient la nier, ce qui lui est irréductible. Rationnel et irrationnel sont deux domaines distincts, deux sphères qui n’entrent jamais en contact. D’une part, on trouve des constructions cohérentes dont on peut rendre compte ; de l’autre, le règne du non-sens, du chaos, où l’on rejette tout ce qui semble illogique. Ces deux blocs existent en soi, et la limite qui les sépare est celle de l’intelligibilité. Quelles sont les conséquences pour la raison et son pouvoir à engendrer de la connaissance si cette distinction est effectivement valable ? S’il existe de l’irrationnel en soi, la raison doit admettre ses insuffisances et abdiquer en faveur de son contraire : c’est le triomphe du mysticisme. Mais si tout dans le monde peut être clairement expliqué, et s’il n’y a rien qui puisse échapper à la puissance positive de l’esprit, alors l’irrationnel se réduit au déraisonnable. La raison s’absolutise, elle devient dogmatique. Le rapport entre rationnel et irrationnel n’est-il qu’un rapport d’exclusion ? Ce qui est admis dans le champ de la rationalité à une époque donnée était peut-être considéré auparavant comme irrationnel. Il y a dans ce sens un dialogue entre ces deux notions dont les limites ne cessent d’évoluer. Le rationnel et l’irrationnel n’existent pas en soi, mais plutôt pour nous. Ils dépendent l’un de l’autre, à partir de la valeur que nous leur attribuons.
L’irrationnel et le rationnel sont axiologiquement connotés et semblent effectivement exister. D’une part se trouve ce qui est obscur à la raison et qui agit occultement. De l’autre, ce qui est clair et cohérent.
Lorsqu’une erreur logique survient dans le domaine cognitif, la raison tombe en panne. L’irrationnel est ce qui interfère dans la démarche déductive, ce qui remet en cause la cohérence du processus. On peut le comparer à un accident ; ses causes sont obscures et échappent à la rationalité du principe de prévisibilité. Un évènement irrationnel pourrait être un évènement qui bouleverse une succession causale, un effet sans cause. Mais l’irrationnel n’est pas seulement une simple erreur, car l’erreur n’est peut-être qu’une déviation de la raison, un moment d’incertitude dans un tout dont la cohérence globale reste certaine . L’irrationnel remet en cause les fondements de ce tout, il s’oppose à la mise en place d’un sens positif et univoque. Il n’a pas de forme définitive qui soit clairement définissable. C’est la négation de l’intelligibilité et de la mise en ordre conceptuelle. C’est pour Nietzsche l’esprit dionysiaque qui prend le dessus sur l’esprit apollinien (La Naissance de la tragédie). Dans l’ivresse de Dionysos se manifeste la Volonté de puissance et le sentiment d’appartenir à l’Un originel ; cet irrationalisme vitaliste est à l’opposé de la rationalité, de l’ordre et de l’harmonie incarnés par Apollon. Ainsi l’irrationnel semble exister en soi comme une force obscure dans le monde. Si l’on peut parler de sphère irrationnelle, on peut aussi parler de sphère rationnelle. Ici, tout est intelligible et maîtrisable. On se meut parmi des concepts, des définitions, des objets que l’on peut qualifier et surtout quantifier. C’est par excellence le domaine de la science. Au nom de la raison, la science combat l’irrationnel et cherche à rendre le monde cohérent. À partir de principes a priori, construits et déterminés par l’esprit, le scientifique ordonne le monde. Il pense des lois nécessaires et universelles, des théories, qu’il valide ensuite par des expériences. Pour Kant (Préface de la seconde édition à la Critique de la raison pure), la connaissance est une soumission du réel à la raison. La raison est un juge qui pose des questions à la nature, en construisant des théories ainsi que des expériences dont les conditions sont déterminées a priori. Elle nous permet de connaître le monde et de ne pas rester passifs face à lui, comme un élève face à son maître. On peut donc dire que les constructions de la raison (comme la science) sont rigoureuses, universelles et communicables, contrairement à l’irrationnel qui reste flou et essentiellement inconnaissable.
Le rationnel et l’irrationnel sont antithétiques, ils ne peuvent donc pas se concilier. Leur rapport semble forcément conflictuel, et chacune de ces deux notions exclut l’autre.
Le pouvoir de la raison n’est pas illimité et se heurte à des obstacles. Tout n’est pas démontrable, et même la science doit admettre ses faiblesses. L’irrationnel détrône alors le rationnel. Pour Pascal, « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à connaître cela » (Pensées). En aucun cas il n’est possible de démontrer l’existence de Dieu ; il faut s’en remettre alors au « cœur » , à la croyance. Pascal défend à outrance le fidéisme, en soutenant que la raison ne doit pas empiéter sur les vérités de la foi. Mais la soumission (Pascal arrive jusqu’à parler d’ « l’humiliation ») de l’ordre de la raison à l’ordre du cœur risque de conduire à l’irrationalisme le plus aveugle. Si la raison déserte, on donne libre cours à toutes sortes de dogmes. C’est ainsi que, d’après le principe de la double vérité, ce qui est invraisemblable pour la raison doit être considéré comme certain si cela est écrit dans les textes sacrés. L’irrationnel se fait institution, d’autant plus que la raison ne peut pas nous apporter de connaissances sur l’infini et semble faible face à la force du livre. Inversement, la raison refuse toute forme d’irrationnel et cherche à nier ce qui la menace. Le rationalisme peut paraitre parfois comme un engagement idéologique, une position à défendre à tout prix ; c’est l’hégémonie de la raison, où l’irrationnel n’a pas sa place. Et s’il en a une, ce n’est que parce qu’il va pouvoir se transformer en rationnel. Hegel affirme que « tout ce qui est réel est rationnel ». Ainsi même les passions, les guerres, c’est-à-dire tout ce qui semble absurde dans l’histoire n’est qu’un moment dans le processus de rationalisation. L’histoire est le développement progressif de la Raison, qui pour se réaliser se sert d’une ruse : elle passe par son contraire, par le négatif. Mais soutenir un tel triomphe de la rationalité n’est pas sans conséquences. Dans Adieu la Raison, Paul Feyerabend explique le colonialisme à la lumière de la volonté rationalisatrice des Occidentaux : au nom de la science et du progrès, les colons ont extirpé les cultures traditionnelles qui leur semblaient irrationnelles ou contraires au développement de la raison. Ils ont envoyé des missionnaires afin de sortir les « sauvages » de l’animisme. Le dogmatisme rationaliste peut dégénérer en un véritable « impérialisme de la raison », d’après l’expression de Feyerabend. Une troisième attitude face au problème de l’irrationnel peut se manifester : celle du scepticisme critique. Elle consiste dans une critique systématique face à tout ce qui met en doute la rationalité reconnue et acceptée. Cette attitude est purement négative, car elle ne vise qu’à défendre les acquis, en entravant toute extension du domaine de la rationalité. Elle ne propose rien et c’est pour cette raison qu’elle est difficile à contester. Le scepticisme critique dénonce toute proposition nouvelle en l’étiquetant comme irrationnelle. Il adopte souvent un ton dérisoire et académique. La critique devient alors une fin et perd son caractère constructif. En se fixant dans une attitude de refus permanent, le scepticisme critique représente un obstacle au progrès de la connaissance.
Doit-on voir le rapport entre le rationnel et l’irrationnel uniquement comme un rapport de conflit ? Ne peut-il pas y avoir un dialogue et des échanges entre ces deux notions ? Celles-ci seraient alors complémentaires et relatives l’une à l’autre.
Affirmer qu’il n’existe qu’un type de rationalité, à savoir celle scientifique, c’est faire preuve de logocentrisme. Cette notion, inventée par Ludwig Klages, désigne la tendance de la pensée et de la culture occidentales à fonder leur discours sur le logos. Seule la raison serait capable de produire du sens ; elle s’impose alors comme le référentiel unique. Le logocentrisme révèle une fermeture au niveau des méthodes de connaissance. Mais ce n’est qu’en multipliant les méthodes que l’on peut véritablement libérer la raison : il n’existe pas une rationalité, mais une pluralité de rationalités. L’esprit scientifique ne doit pas forcément se soumettre à des lois ou à des paradigmes considérés comme incontestables. Sa liberté réside dans la multiplication des démarches et des champs d’investigation. La raison peut aussi s’intéresser à ce qui semble absurde ou irrationnel, et créer ainsi de nouvelles méthodes pour en rendre compte. Varier les points de vue sur le monde c’est aussi s’ouvrir au monde. La pluralité des rationalités est ce qui préside à l’extension du domaine du rationnel. Le progrès scientifique est aussi le fait du dialogue ente deux notions qui semblent s’opposer. La découverte des nombres irrationnels au Vème siècle avant J-C mit en crise les Pythagoriciens qui croyaient en la parfaite harmonie du cosmos. Les mathématiciens cherchèrent à cacher cette découverte car elle menaçait la conception du monde tout entière. Aujourd’hui on sait que ces nombres existent et on les utilise couramment dans les calculs. Il y a donc une évolution du rationnel et de l’irrationnel. Ces deux notions n’existent pas en soi, mais seulement pour une conscience qui est confrontée au réel. De même, pour résoudre un fait polémique qui s’opposait à l’idée des Anciens selon laquelle la nature a horreur du vide, Torricelli formula l’hypothèse de la pression atmosphérique. Encore une fois, voici que l’irrationnel se transforme en rationnel. La démarche inverse peut aussi avoir lieu, ce qui témoigne du dialogue entre deux notions dont les limites ne cessent d’évoluer. Pousser les limites de l’intelligible : c’est ce que la raison doit faire afin de progresser. Nous appelons irrationnel non seulement ce que nous ne connaissons pas (mais qui pourrait être connu grâce à la science) , mais surtout ce que nous ne pouvons pas connaitre. Pour Wittgenstein, tout nous n’est pas rationnellement accessible ; non pas parce qu’il existerait de l’irrationnel en soi, mais parce que nos pensées, étant liées au langage, sont limitées. Dans le Tractatus logico-philosophicus, il présente le langage comme une totalité de propositions qui signifient des faits. Le langage contient les limites de notre pensée, car c’est à travers lui que nous pensons, que nous nous représentons les faits. On ne peut donc pas parler de ce qui est au-dehors du dicible, des propositions douées de sens. Nous ne pouvons parler que de ce qui constitue un fait. Wittgenstein appelle ce qui excède le dicible, ce qui ne constitue pas un fait « l’ineffable » ou « le mystique » ; le mystique ne correspond cependant pas à l’irrationnel au sens traditionnel. En effet, il pourrait contenir un sens, puisque « s’il existe une valeur qui ait de la valeur, il faut qu’elle soit hors de tout événement et de tout être-tel ». Le sens du monde se trouve donc « hors du monde », dans le mystique qui nous est cependant inaccessible. On peut dire que les limites que la raison atteint ne permettent pas la connaissance du mystique qui est délié de notre façon de penser le monde, à savoir le langage.
Y a-t-il donc de l’irrationnel ? On distingue la sphère de l’intelligibilité, où la raison se meut aisément parmi des concepts, de la sphère du non-sens qui ne se laisse pas déchiffrer. Rationnel et irrationnel s’opposent avec véhémence, et l’existence de l’un menace celle de l’autre. Chacun tend à exclure de soi ce qui lui est étranger. Mais un tel conflit risque de conduire à des positions exacerbées telles que l’ultra-rationalisme et l’irrationalisme mystique. Ces positions sont idéologiques et dogmatiques car elles n’admettent rien qui puisse les mettre en doute. On peut cependant envisager une rapport plus ouvert entre le rationnel et l’irrationnel, où l’un est susceptible d’engendrer l’autre. En effet, ces deux notions n’existent pas en soi mais sont plutôt le fruit d’un dialogue. C’est nous qui assignons les limites des deux sphères selon l’évolution de nos connaissances et de nos modes de connaissance. Ainsi Giordano Bruno, considéré aujourd’hui comme un des pères et des martyrs de la rationalité scientifique, était avant tout un philosophe de la Nature qui admirait la beauté des astres d’une façon quasiment religieuse. Son enthousiasme mystique a été un moteur essentiel dans ses recherches scientifiques qui l’ont conduit à invalider des dogmes séculiers de l’Église.