par Daniele - terminale L
Y a-t-il de l’irrationnel ?
L’irrationnel n’est pas seulement ce qui n’est pas
conforme à la raison, c’est aussi ce qui vient la nier, ce qui lui est
irréductible. Rationnel et irrationnel sont deux domaines distincts,
deux sphères qui n’entrent jamais en contact. D’une part, on trouve des
constructions cohérentes dont on peut rendre compte ; de l’autre, le
règne du non-sens, du chaos, où l’on rejette tout ce qui semble
illogique. Ces deux blocs existent en soi, et la limite qui les sépare
est celle de l’intelligibilité.
Quelles sont les conséquences pour la raison et son pouvoir à engendrer
de la connaissance si cette distinction est effectivement valable ? S’il
existe de l’irrationnel en soi, la raison doit admettre ses
insuffisances et abdiquer en faveur de son contraire : c’est le triomphe
du mysticisme. Mais si tout dans le monde peut être clairement
expliqué, et s’il n’y a rien qui puisse échapper à la puissance positive
de l’esprit, alors l’irrationnel se réduit au déraisonnable. La raison
s’absolutise, elle devient dogmatique.
Le rapport entre rationnel et irrationnel n’est-il qu’un rapport
d’exclusion ? Ce qui est admis dans le champ de la rationalité à une
époque donnée était peut-être considéré auparavant comme irrationnel.
Il y a dans ce sens un dialogue entre ces deux notions dont les limites
ne cessent d’évoluer. Le rationnel et l’irrationnel n’existent pas en
soi, mais plutôt pour nous. Ils dépendent l’un de l’autre, à partir de
la valeur que nous leur attribuons.
L’irrationnel et le rationnel sont axiologiquement
connotés et semblent effectivement exister. D’une part se trouve ce qui
est obscur à la raison et qui agit occultement. De l’autre, ce qui est
clair et cohérent.
Lorsqu’une erreur logique survient dans le domaine
cognitif, la raison tombe en panne. L’irrationnel est ce qui interfère
dans la démarche déductive, ce qui remet en cause la cohérence du
processus. On peut le comparer à un accident ; ses causes sont obscures
et échappent à la rationalité du principe de prévisibilité. Un évènement
irrationnel pourrait être un évènement qui bouleverse une succession
causale, un effet sans cause. Mais l’irrationnel n’est pas seulement une
simple erreur, car l’erreur n’est peut-être qu’une déviation de la
raison, un moment d’incertitude dans un tout dont la cohérence globale
reste certaine . L’irrationnel remet en cause les fondements de ce tout,
il s’oppose à la mise en place d’un sens positif et univoque. Il n’a
pas de forme définitive qui soit clairement définissable. C’est la
négation de l’intelligibilité et de la mise en ordre conceptuelle. C’est
pour Nietzsche l’esprit dionysiaque qui prend le dessus sur l’esprit
apollinien (La Naissance de la tragédie). Dans l’ivresse de Dionysos se
manifeste la Volonté de puissance et le sentiment d’appartenir à l’Un
originel ; cet irrationalisme vitaliste est à l’opposé de la
rationalité, de l’ordre et de l’harmonie incarnés par Apollon. Ainsi
l’irrationnel semble exister en soi comme une force obscure dans le
monde.
Si l’on peut parler de sphère irrationnelle, on peut aussi parler de
sphère rationnelle. Ici, tout est intelligible et maîtrisable. On se
meut parmi des concepts, des définitions, des objets que l’on peut
qualifier et surtout quantifier. C’est par excellence le domaine de la
science. Au nom de la raison, la science combat l’irrationnel et cherche
à rendre le monde cohérent. À partir de principes a priori, construits
et déterminés par l’esprit, le scientifique ordonne le monde. Il pense
des lois nécessaires et universelles, des théories, qu’il valide ensuite
par des expériences. Pour Kant (Préface de la seconde édition à la
Critique de la raison pure), la connaissance est une soumission du réel à
la raison. La raison est un juge qui pose des questions à la nature, en
construisant des théories ainsi que des expériences dont les conditions
sont déterminées a priori. Elle nous permet de connaître le monde et de
ne pas rester passifs face à lui, comme un élève face à son maître. On
peut donc dire que les constructions de la raison (comme la science)
sont rigoureuses, universelles et communicables, contrairement à
l’irrationnel qui reste flou et essentiellement inconnaissable.
Le rationnel et l’irrationnel sont antithétiques, ils ne
peuvent donc pas se concilier. Leur rapport semble forcément
conflictuel, et chacune de ces deux notions exclut l’autre.
Le pouvoir de la raison n’est pas illimité et se heurte à
des obstacles. Tout n’est pas démontrable, et même la science doit
admettre ses faiblesses. L’irrationnel détrône alors le rationnel. Pour
Pascal, « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a
une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si
elle ne va jusqu’à connaître cela » (Pensées). En aucun cas il n’est
possible de démontrer l’existence de Dieu ; il faut s’en remettre alors
au « cœur » , à la croyance. Pascal défend à outrance le fidéisme, en
soutenant que la raison ne doit pas empiéter sur les vérités de la foi.
Mais la soumission (Pascal arrive jusqu’à parler d’ « l’humiliation »)
de l’ordre de la raison à l’ordre du cœur risque de conduire à
l’irrationalisme le plus aveugle. Si la raison déserte, on donne libre
cours à toutes sortes de dogmes. C’est ainsi que, d’après le principe de
la double vérité, ce qui est invraisemblable pour la raison doit être
considéré comme certain si cela est écrit dans les textes sacrés.
L’irrationnel se fait institution, d’autant plus que la raison ne peut
pas nous apporter de connaissances sur l’infini et semble faible face à
la force du livre.
Inversement, la raison refuse toute forme d’irrationnel et cherche à
nier ce qui la menace. Le rationalisme peut paraitre parfois comme un
engagement idéologique, une position à défendre à tout prix ; c’est
l’hégémonie de la raison, où l’irrationnel n’a pas sa place. Et s’il en a
une, ce n’est que parce qu’il va pouvoir se transformer en rationnel.
Hegel affirme que « tout ce qui est réel est rationnel ». Ainsi même les
passions, les guerres, c’est-à-dire tout ce qui semble absurde dans
l’histoire n’est qu’un moment dans le processus de rationalisation.
L’histoire est le développement progressif de la Raison, qui pour se
réaliser se sert d’une ruse : elle passe par son contraire, par le
négatif. Mais soutenir un tel triomphe de la rationalité n’est pas sans
conséquences. Dans Adieu la Raison, Paul Feyerabend explique le
colonialisme à la lumière de la volonté rationalisatrice des
Occidentaux : au nom de la science et du progrès, les colons ont extirpé
les cultures traditionnelles qui leur semblaient irrationnelles ou
contraires au développement de la raison. Ils ont envoyé des
missionnaires afin de sortir les « sauvages » de l’animisme. Le
dogmatisme rationaliste peut dégénérer en un véritable « impérialisme de
la raison », d’après l’expression de Feyerabend.
Une troisième attitude face au problème de l’irrationnel peut se
manifester : celle du scepticisme critique. Elle consiste dans une
critique systématique face à tout ce qui met en doute la rationalité
reconnue et acceptée. Cette attitude est purement négative, car elle ne
vise qu’à défendre les acquis, en entravant toute extension du domaine
de la rationalité. Elle ne propose rien et c’est pour cette raison
qu’elle est difficile à contester. Le scepticisme critique dénonce toute
proposition nouvelle en l’étiquetant comme irrationnelle. Il adopte
souvent un ton dérisoire et académique. La critique devient alors une
fin et perd son caractère constructif. En se fixant dans une attitude de
refus permanent, le scepticisme critique représente un obstacle au
progrès de la connaissance.
Doit-on voir le rapport entre le rationnel et
l’irrationnel uniquement comme un rapport de conflit ? Ne peut-il pas y
avoir un dialogue et des échanges entre ces deux notions ? Celles-ci
seraient alors complémentaires et relatives l’une à l’autre.
Affirmer qu’il n’existe qu’un type de rationalité, à
savoir celle scientifique, c’est faire preuve de logocentrisme. Cette
notion, inventée par Ludwig Klages, désigne la tendance de la pensée et
de la culture occidentales à fonder leur discours sur le logos. Seule la
raison serait capable de produire du sens ; elle s’impose alors comme
le référentiel unique. Le logocentrisme révèle une fermeture au niveau
des méthodes de connaissance. Mais ce n’est qu’en multipliant les
méthodes que l’on peut véritablement libérer la raison : il n’existe pas
une rationalité, mais une pluralité de rationalités. L’esprit
scientifique ne doit pas forcément se soumettre à des lois ou à des
paradigmes considérés comme incontestables. Sa liberté réside dans la
multiplication des démarches et des champs d’investigation. La raison
peut aussi s’intéresser à ce qui semble absurde ou irrationnel, et créer
ainsi de nouvelles méthodes pour en rendre compte. Varier les points de
vue sur le monde c’est aussi s’ouvrir au monde.
La pluralité des rationalités est ce qui préside à l’extension du
domaine du rationnel. Le progrès scientifique est aussi le fait du
dialogue ente deux notions qui semblent s’opposer. La découverte des
nombres irrationnels au Vème siècle avant J-C mit en crise les
Pythagoriciens qui croyaient en la parfaite harmonie du cosmos. Les
mathématiciens cherchèrent à cacher cette découverte car elle menaçait
la conception du monde tout entière. Aujourd’hui on sait que ces nombres
existent et on les utilise couramment dans les calculs. Il y a donc une
évolution du rationnel et de l’irrationnel. Ces deux notions n’existent
pas en soi, mais seulement pour une conscience qui est confrontée au
réel. De même, pour résoudre un fait polémique qui s’opposait à l’idée
des Anciens selon laquelle la nature a horreur du vide, Torricelli
formula l’hypothèse de la pression atmosphérique. Encore une fois, voici
que l’irrationnel se transforme en rationnel. La démarche inverse peut
aussi avoir lieu, ce qui témoigne du dialogue entre deux notions dont
les limites ne cessent d’évoluer. Pousser les limites de
l’intelligible : c’est ce que la raison doit faire afin de progresser.
Nous appelons irrationnel non seulement ce que nous ne connaissons pas
(mais qui pourrait être connu grâce à la science) , mais surtout ce que
nous ne pouvons pas connaitre. Pour Wittgenstein, tout nous n’est pas
rationnellement accessible ; non pas parce qu’il existerait de
l’irrationnel en soi, mais parce que nos pensées, étant liées au
langage, sont limitées. Dans le Tractatus logico-philosophicus, il
présente le langage comme une totalité de propositions qui signifient
des faits. Le langage contient les limites de notre pensée, car c’est à
travers lui que nous pensons, que nous nous représentons les faits. On
ne peut donc pas parler de ce qui est au-dehors du dicible, des
propositions douées de sens. Nous ne pouvons parler que de ce qui
constitue un fait. Wittgenstein appelle ce qui excède le dicible, ce qui
ne constitue pas un fait « l’ineffable » ou « le mystique » ; le
mystique ne correspond cependant pas à l’irrationnel au sens
traditionnel. En effet, il pourrait contenir un sens, puisque « s’il
existe une valeur qui ait de la valeur, il faut qu’elle soit hors de
tout événement et de tout être-tel ». Le sens du monde se trouve donc
« hors du monde », dans le mystique qui nous est cependant inaccessible.
On peut dire que les limites que la raison atteint ne permettent pas la
connaissance du mystique qui est délié de notre façon de penser le
monde, à savoir le langage.
Y a-t-il donc de l’irrationnel ? On distingue la sphère
de l’intelligibilité, où la raison se meut aisément parmi des concepts,
de la sphère du non-sens qui ne se laisse pas déchiffrer. Rationnel et
irrationnel s’opposent avec véhémence, et l’existence de l’un menace
celle de l’autre. Chacun tend à exclure de soi ce qui lui est étranger.
Mais un tel conflit risque de conduire à des positions exacerbées telles
que l’ultra-rationalisme et l’irrationalisme mystique. Ces positions
sont idéologiques et dogmatiques car elles n’admettent rien qui puisse
les mettre en doute. On peut cependant envisager une rapport plus ouvert
entre le rationnel et l’irrationnel, où l’un est susceptible
d’engendrer l’autre. En effet, ces deux notions n’existent pas en soi
mais sont plutôt le fruit d’un dialogue. C’est nous qui assignons les
limites des deux sphères selon l’évolution de nos connaissances et de
nos modes de connaissance. Ainsi Giordano Bruno, considéré aujourd’hui
comme un des pères et des martyrs de la rationalité scientifique, était
avant tout un philosophe de la Nature qui admirait la beauté des astres
d’une façon quasiment religieuse. Son enthousiasme mystique a été un
moteur essentiel dans ses recherches scientifiques qui l’ont conduit à
invalider des dogmes séculiers de l’Église.